UN PROPHÈTE (2009)
Jacques Audiard
Par Jean-François Vandeuren
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il en aura
fait couler de l’encre ce fameux Prophète depuis
sa présentation à Cannes en mai 2009. Oeuvre depuis longtemps
attendue de l’un des rares cinéastes actifs pouvant se
vanter d’avoir un parcours exemplaire sur le circuit des longs-métrages,
ce cinquième film de Jacques Audiard semblait d’autant
plus vouloir consacrer - une fois de plus - le réalisateur français
comme l’un des grands conteurs de sa génération.
Le présent effort remporta d’ailleurs le Grand prix du
jury cannois, alors que certains se demandèrent même si
celui-ci n’aurait pas pu - et même dû - repartir avec
les grands honneurs devant le non moins formidable Ruban blanc
de Michael Haneke. Après avoir navigué dans les eaux troubles
d’un vaste univers urbain à l’occasion de ses deux
derniers opus (Sur mes lèvres, De battre mon coeur
s’est arrêté), Audiard concentre ses énergies
cette fois-ci à l’intérieur d’un espace beaucoup
plus restreint en s’immisçant au coeur du milieu carcéral
français. Nous y ferons la rencontre de Malik El Djebena (Tahar
Rahim) alors que celui-ci commencera à purger une peine d’emprisonnement
de six ans. S’il cherchera au départ à ne pas faire
de vagues et à se tenir autant que possible à l’écart,
Malik sera vite recruté par un haut dirigeant de la mafia corse
(Niels Arestrup) pour assassiner un détenu s’apprêtant
à témoigner contre son clan. Suite à cette exécution,
le jeune délinquant jouera les serviteurs pour le compte de l’organisation
criminelle, ce qui lui permettra d’acquérir graduellement
la confiance de ses supérieurs et d’effectuer des tâches
de plus en plus importantes. Ce dernier en profitera pour se tisser
un réseau de contacts particulièrement imposant tout en
apprenant à lire et à écrire. Question de sortir
un peu moins con qu’il est entré, comme lui suggérera
l’un de ses comparses. Une remarque qui se prêtera évidemment
ici à plusieurs interprétations.
C’est la griffe d’un artiste accompli, et surtout en pleine
possession de ses moyens, que nous pouvons admirer à travers
l’ascension sinueuse de ce jeune malfrat dont nous ne donnions
pourtant pas cher de la peau au premier regard. La signature d’un
auteur toujours désireux de perfectionner sa plume et d’approfondir
les thèmes et les sujets avec lesquels il tente de familiariser
son public depuis le début de sa carrière au grand écran,
lui proposant ici une oeuvre absolument transcendante et d’une
remarquable densité lyrique et dramatique. Mais ce qui a toujours
retenu l’attention chez Audiard, ce sont ses immenses talents
de narrateur, forts ici d’une première collaboration avec
le scénariste Thomas Bidegain, qui avait surtout fait sa marque
jusque-là dans le domaine des courts-métrages. Nous renouons
ainsi dans Un prophète avec le héros type des
récits du cinéaste français, soit cet individu
à travers lequel ce dernier canalisera autant de lumière
que de noirceur et dont le parcours ne pourra se terminer qu’au
coeur d’une immense zone grise, et ce, autant d’un point
de vue moral qu’existentiel. Le protagoniste du présent
exercice présente d’ailleurs plusieurs ressemblances avec
celui qu’incarnait de brillante façon Mathieu Kassovitz
dans Un héros très discret, lui qui, petit à
petit, créera de toutes pièces un personnage de caïd
auquel il finira par croire et dont il endossera les moindres traits
de caractère avec de plus en plus de conviction. Audiard et Bidegain
resteront toutefois assez vagues quant au passé de leur sujet,
dont la véritable naissance se produira à l’intérieur
de la prison alors que Malik ira jusqu’à jeter à
la poubelle toutes traces de son passé lorsqu’il retrouvera
sa liberté, si ce n’est qu’un billet de banque qui
finira par représenter l’ultime fondation de ce nouveau
train de vie dont il n’avait jamais soupçonné l’existence
auparavant.
Il y a en soi plusieurs liens à tisser entre le scénario
d’Audiard et Bidegain et ceux de nombreuses oeuvres de marque
du cinéma de gangsters - généralement très
friand de ces histoires de jeux d’influence et de pouvoir. Le
personnage de Malik fait d’ailleurs écho - pour des raisons
évidemment fort différentes - à deux des alter
ego les plus connus du répertoire d’Al Pacino, soit ceux
que l’acteur américain interprétait respectivement
dans la trilogie The Godfather de Francis Ford Coppola et dans
le fameux Scarface de Brian De Palma. Mais contrairement à
Tony Montana, et même à bon nombre de malfrats cinématographiques,
le triomphe de Malik sur ce milieu on ne peut plus fermé sera
entièrement dû à l’intelligence et à
la grande subtilité dont saura faire preuve ce dernier, et non
à une simple démonstration de force. Il s’agit d’un
cas d’autant plus exceptionnel ici, puisque le cinéma occidental
se permet rarement de placer une figure issue du monde arabe dans ce
genre de positions sans lui ajouter une connotation unilatéralement
négative. Une initiative qui s’avère d’autant
plus importante dans ce cas-ci vu le contexte général
de l’effort, où les divisions raciales sont en soi omniprésentes
- mais fort heureusement jamais dénaturées ou caricaturées.
C’est d’ailleurs en se conformant au caractère très
posé de son protagoniste qu’Audiard aura pu proposer ici
sa mise en scène la plus maîtrisée à ce jour,
manipulant avec finesse et autant de précision ce microcosme
tout ce qu’il y a de plus exigeant. Car si la violence et la corruption
sont perceptibles dans les moindres recoins d’Un prophète,
le réalisateur français trouve tout de même le moyen
d’englober de nouveau le spectateur dans cette zone d'accalmie
si chère à son cinéma, cette petite partie de l’esprit
du héros où celui-ci ira se réfugier dans les moments
de force tout comme dans ceux de faiblesse.
C’est d’ailleurs au cours de ces séquences que le
réalisateur ressortira les quelques effets de style faisant depuis
longtemps partie intégrante de son vocabulaire filmique - ces
prises de vue en iris faites à la main et ces ralentis saccadés
venant conférer à l’ensemble cette touche d’onirisme
évidemment on ne peut plus nécessaire. On pense particulièrement
à ces apparitions répétées du fantôme
du détenu exécuté par Malik, que ce dernier ne
percevra pas tant comme la source d’un quelconque tourment, mais
bien comme le principal complice de son ascension. Une escalade qui
atteindra son paroxysme lors d’une scène de fusillade absolument
extraordinaire dans laquelle Malik vivra son baptême de gangster
avec une foudroyante sérénité, baignant paisiblement
dans son nouvel élément, un sourire en coin, et ce, malgré
la pluie de projectiles tirés en sa direction. Il faut dire que
tout est orchestré ici en fonction de l’évolution
des individus, qu’Audiard et Bidegain diviseront en plusieurs
épisodes de longueur inégale dont le titre se rapportera
au dernier acquis du principal intéressé ou à la
rencontre d’un personnage secondaire. Nous ne pouvons évidemment
pas passer sous silence la contribution de l’ensemble de la distribution,
en particulier celle de Tahar Rahim, d’une justesse phénoménale
dans le rôle de Malik, et de Niels Arestrup, à la fois
touchant et effrayant dans la peau de ce mafieux voyant son monde s’écrouler
petit à petit autour de lui. Le parcours de ce Prophète
se terminera en soi sur une note exemplaire de sobriété,
soulignant de façon magistrale l’appartenance du film d’Audiard
à une réalité tangible et non à celle d’un
simple fantasme romantique. Ce sont d’ailleurs le classicisme
et l’extrême dextérité dont fait preuve le
cinéaste français dans sa manière de raconter qui
auront permis au présent opus de s’élever au même
niveau que ces grandes oeuvres auxquelles il sera inévitablement
comparé, mais desquelles il parvient néanmoins à
se dissocier pour imposer ses propres méthodes.
Version française : -
Scénario : Thomas Bidegain, Jacques Audiard
Distribution : Tahar Rahim, Niels Arestrup, Adel Bencherif, Hichem
Yacoubi
Durée : 155 minutes
Origine : France, Italie
Publiée le : 19 Mars 2010
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