THE GHOST WRITER (2010)
Roman Polanski
Par Alexandre Fontaine Rousseau
« Forget it, Jake. It's Chinatown. » Cet aveu d'impuissance,
sentiment qui traverse l'oeuvre entière de Roman Polanski, la
finale de son plus récent film The Ghost Writer s'en
fait l'écho de manière on ne peut plus explicite. La vérité,
chez l'auteur de Repulsion, n'a jamais le dernier mot ; elle
s'enterre, s'achète, se trafique, esclave d'un pouvoir invisible
qui manipule les ficelles à l'échelle du monde entier.
D'où cette éternelle aliénation, fil conducteur
d'une filmographie qui, passant d'un genre à l'autre, revient
immanquablement au cul-de-sac de la réclusion. Cinéaste
de l'isolation terminale, Polanski place ses héros seuls contre
tous - les accule aux frontières immuables de la folie et les
laisse se débattre tandis que l'étau se resserre cruellement
sur eux, tandis que les dernières issues envisageables se referment
définitivement les unes après les autres. Cette logique
impitoyable qu'il a déployée dans certains des thrillers
psychologiques les plus impeccables de l'Histoire du cinéma,
le réalisateur l'applique cette fois à un scénario
politique parfaitement actuel - dans un film qui n'est, certes, pas
en noir et blanc, mais que la couleur semble avoir fui irrémédiablement.
Invité à visiter les coulisses de ce pouvoir, l'auteur
fantôme qu'incarne Ewan McGregor s'aventure naïvement au-delà
des balises établies par ses guides et se laisse prendre au piège
de la curiosité. « You know what happens to nosy fellows?
», demandait Polanski lui-même à Jack Nicholson dans
Chinatown : « They lose their noses. »
Leçon qu'apprendra à ses dépens le protagoniste
du présent film.
S'il est une oeuvre dans la filmographie du cinéaste d'origine
polonaise à laquelle se compare ce Ghost Writer, c'est
plus spécifiquement le sous-estimé thriller fantastique
The Ninth Gate. En réalité, la progression dramatique
des deux films (et l'écriture elle-même, jusque dans certaines
scènes et répliques du film de 1999 qui trouvent ici leur
double presque exact) est parfois si similaire que l'on pourrait en
les superposant relever d'étonnantes correspondances. Mais le
satanisme exclusif de ce film s'est métamorphosé en un
cercle politique tout aussi élitiste que l'était, par
exemple, la monarchie de la nuit réunie à l'occasion de
la spectaculaire finale du Bal des vampires. Les héros
de Polanski sont confrontés aux régimes les excluant,
aux systèmes leur interdisant l'accès à la vérité
- à ceux qui s'approprient cette vérité pour asseoir
leur pouvoir personnel, et ainsi assurer la perpétuation de leur
dictature. C'est par l'ingénieuse articulation qu'il propose
de cette conception un brin paranoïaque du monde que The Ghost
Writer se démarque du bête exercice d'application
des conventions du genre dans lequel il s'inscrit : les tensions créées
ne seront pas apaisées par un miraculeux revirement de situation,
la logique interne du film ne sera pas trahie au nom du sacrosaint désir
de plaisir du spectateur. Tout, ici, respecte scrupuleusement le raisonnement
interne du drame (l'écriture des divers personnages s'avère,
à cet égard, absolument exemplaire) et l'atmosphère
qu'impose en quelques plans à peine le cinéaste correspond
en tous points aux idées qu'il tente de véhiculer.
Il serait, certes, tentant (et justifié) de dresser des parallèles
entre l'intrigue de ce film et la vie personnelle torturée de
son auteur - d'y lire entre les lignes les fragments d'une histoire
hautement médiatisée qui a fait l'objet d'un documentaire,
Roman Polanski: Wanted and Desired, il y a deux ans à
peine. Mais ce serait limiter notre lecture du film au registre anecdotique
du biographique - apparence que dépassera à ses dépens
le protagoniste interprété par McGregor. Si les profondes
angoisses récurrentes du cinéaste prennent racines quelque
part dans ce passé trouble qui est le sien, celles qui animent
plus spécifiquement The Ghost Writer appartiennent sans
conteste à l'ère de la « guerre contre la terreur
», de l'occupation irakienne, des think tanks néo-conservateurs
et du Patriot Act. À une décennie qu'a traversée
en perpétuel exilé le cinéaste maudit. La résidence
où il installe ingénieusement son huis clos se veut en
quelque sorte un microcosme de cette époque, de cette modernité
désincarnée que sa caméra observe avec le détachement
la caractérisant : le monde extérieur n'y parvient que
par l'entremise d'écrans de télévision relayant
des nouvelles « refroidies » par le médium, les automobiles
de luxe y reluisent comme dans des publicités dernier cri, les
surfaces épurées s'accordent aux tons neutres de l'ensemble.
Cette atmosphère d'homogénéité calculée
absorbe les émotions, neutralise les tensions ; les serviteurs
s'affairent à balayer les herbes poussées par le vent
qu'ils viennent à peine de ramasser, tout rentre dans l'ordre
avant même que celui-ci ait été ébranlé.
Les apparences sont maintenues au prix d'une éternelle vigilance,
d'un contrôle minutieux de chaque élément du quotidien.
Cette tour d'ivoire sert de refuge à un ancien premier ministre
britannique (Pierce Brosnan) soupçonné d'avoir autorisé
la torture de prisonniers de guerre et à sa femme (Olivia Williams,
brillante de retenue). Plus « qu'inspiré » par Tony
Blair, Adam Lang est lui-même pris au piège dans le bunker
hermétique qu'on a construit pour le protéger ; enfermé
dans ce palais s'écroulant sous nos yeux, le politicien est victime
au même titre que son biographe de forces qui le dépassent,
de ramifications secrètes opérant sous l'épiderme
du réel. Tout dans le film semble se dérouler malgré
eux, l'un progressant d'un indice à l'autre presque par accident
tandis que l'autre découvre son sort au fil des révélations
annoncées à la télévision. Brosnan et McGregor
vivent en parallèle le même drame, partagent la même
impuissance. Et cette séquence où McGregor place son destin
entre les mains du système de navigation d'une voiture, acceptant
de suivre ses consignes jusqu'à une destination inconnue, constitue
l'ultime illustration de cette résignation avec laquelle ces
personnages avancent - coupés du monde, parfaitement isolés
sur leur île voilée par la pluie et le brouillard. On ne
sait plus trop, en tant que spectateurs, s'ils sont dans l'oeil du cyclone
ou au coeur de la tempête ; notre seule certitude, c'est que chacun
de leurs gestes est un faux pas.
Impossible, par conséquent, de se méprendre : The
Ghost Writer est bel et bien un film de Roman Polanski, par l'implacable
pessimisme de ses paysages et la froide cruauté qu'il met en
scène. Il n'offre, en ce sens, que la suite logique des préoccupations
qui avaient fait surface en 1962 avec Le Couteau dans l'eau
- premier long-métrage du cinéaste où déjà
un couple se détruisait insidieusement. C'est là une autre
trame dramatique que trace en filigrane de son intrigue politique ce
nouveau suspense mené de main de maître par le réalisateur
de Rosemary's Baby et du Locataire, une autre piste
habilement défrichée dans cet ensemble complexe, mais
tout bonnement fascinant, que ficelle ingénieusement le cinéaste.
Si Polanski a déjà été plus explicitement
personnel qu'il ne l'est ici, ce long-métrage porte indéniablement
sa marque : cette précision psychologique, ce style épuré
et ces thématiques marquées du sceau d'un insistant cynisme
sont autant de marques de commerce d'un auteur qui renoue après
un Oliver Twist plutôt convenu avec sa férocité
d'antan. Mais Polanski, avec ce film, s'implique dans son époque
- où plutôt, l'époque confirme des craintes qu'il
traîne depuis des lustres d'une oeuvre à l'autre et qu'il
peut aujourd'hui répéter sur un ton qui dit très
clairement « je vous avais averti ». The Ghost Writer
revient sur la décennie Bush-Blair sans vraiment la clore, extrapole
sur les coulisses du pouvoir politique en Occident sans entretenir d'illusions
sur l'impact que peuvent avoir le cinéma et ses héros
sur le cours des choses. Avec Polanski, il faut savoir s'y faire : ce
sera toujours Chinatown.
Version française : L'Écrivain fantôme
Scénario : Roman Polanski, Robert Harris (roman)
Distribution : Ewan McGregor, Kim Cattrall, Pierce Brosnan, Olivia
Williams
Durée : 128 minutes
Origine : France, Allemagne, Royaume-Uni
Publiée le : 19 Mars 2010
|