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Coriolanus (2011)
Ralph Fiennes

Mais d'où proviennent ces cris lointains?

Par Mathieu Li-Goyette
La perfection du dialogue shakespearien nous hante et affuble le premier film de Ralph Fiennes d’un cachet tout à fait vieux jeu, mais conceptuellement intriguant : appliquer mot à mot le texte de la pièce Coriolan à la Rome du début du XXIe siècle, soit 2500 ans après les évènements qu’elle raconte. Acceptant que le glaive se transforme en couteau de guerre, que le général s’appelle Martius et qu’il soit question d’Antioche, du parti patricien (en opposition à la plèbe romaine), des Volsques et d’un accent théâtral à souhait, nous avons le défi incroyable de trier la volonté et la force des images de Fiennes cantonnées dans un style d’une vitesse incroyable et d’une brutalité qui n’est pas sans rappeler celle de The Hurt Locker. Devoir déchiffrer le discours souterrain d’une bande de soldats se criant des ordres en vieil anglais, mais pourquoi? Qu’est-ce que cette mascarade?

L’originalité de Coriolanus vient d’abord des questions sous-entendues qu’il pose à la fois au cinéma et au théâtre. Posant la question des classiques, de leur influence et de leur supposée intemporalité, il applique naïvement un texte ancien à un contexte politique moderne (la crise économique européenne, la corruption politique en Italie) sans chercher à citer des noms, mais plutôt en tentant de révéler la primauté du texte shakespearien sur le tumulte incessant des blockbusters. C’est-à-dire que Coriolanus, dans une démarche tout à fait logique envoyant une bande d’acteurs de langue anglaise tourner en Italie comme il se jouait à Londres des pièces se déroulant dans d’autres pays, cherche à redonner de la valeur à la prose fondatrice du théâtre anglais. De retour aux origines, Fiennes demande à ses comédiens un accent clair et découpé : l’exercice de style, par sa rigidité et sa discipline, devient finalement une esthétique plausible, soit la manière la plus littérale d’adapter Coriolan à notre époque. Fiennes se concentre à filmer les visages et les corps plutôt que ses décors et la grandeur des combats. Le duel est interne entre le général romain et le chef Volsque (Gerard Butler). Il refoule une virilité rare, mais aussi une homosexualité latente entre ces deux corps costauds cherchant à se poignarder. L’érotisation des corps rejoint la violence qu’ils se font subir; le combat devient un état mental plutôt qu’un état des lieux tout comme Coriolanus est une réflexion sur l’adaptation plutôt que l’exécution de celle-ci. Ce n’est pas une réactualisation, mais un essai sur une réalité - la nôtre et celle d’une politique toujours corrompue - qui accepte trop facilement qu’on lui colle un texte venu tel quel du Moyen-âge.

Mais si Coriolanus n’était qu’un rappel simplet que l’Histoire est faite de répétitions, nous aurions probablement déjà fini d’en parler. Or, nous ne faisons que commencer.

Coriolanus n’est pas une réactualisation du texte, c’est bien une réinterprétation de celui-ci. La musicalité de Shakespeare, ses phrases qui, en se déliant, laissent s’échapper ces sens d’une tristesse sans fin, soit une succession de monologues, de micro-tragédies au sein d’une grande épopée, trouvent chez Fiennes, Butler, Redgrave, Cox et Chastain, une nouvelle vie dans le cri primal qu’ils pousseront tour à tour. Le cri plein de salive de Fiennes, celui viril, toujours spartiate de Butler, ceux chargés de pleurs de Chastain et Redgrave, puis le cri autoritaire de Cox. Ces cris proviennent d’outre-tombe, semblent être poussés dans la plus parfaite explosion de sentiments. Coriolanus a été trahi par le parti patricien et sera amené à s’allier avec son ancien ennemi, le chef des Volsques. Aux cris poussés régulièrement correspondent aussi trois enlacements passionnés redonnant au récit sa structure en cinq actes. Le premier, lors du combat de couteaux entre les deux généraux, sera repris à mi-chemin lorsqu’ils s’allieront et lors du dernier acte quand Coriolan sera assassiné pour avoir rebroussé chemin devant Rome. Sa mère et sa fille étaient venues le supplier de ne pas piller la ville et le général, nouvellement chef des armées volsques, céda sous le désespoir de ses proches. Pour cette trahison, il mourra d’un dernier coup de couteau.

Quelle est donc la morale de Coriolanus, regardé à partir de notre époque? Que les difficultés personnelles, que les émotions, ne peuvent prendre le pas sur l’engagement politique. Le centurion en paya de sa vie, lui qui l’avait déjà risquée maintes fois pour sa ville de Rome. Outil du parti patricien (de « Pater », soit père : les pères de la nation), il avait comme père l’empire romain et non un père biologique, décédé lorsqu’il n’avait que quatre ans. Ainsi, il échoue à être lui-même père de son propre fils, complètement écarté du récit, pour parvenir plutôt à être celui de ses soldats. Prêts à le suivre jusque dans la mort, les fantassins armés de mitrailleuses suivent leur chef dont le crâne rasé sans cesse trempé dans le sang de l’ennemi et les yeux injectés de rage ne peuvent exister que sous la forme d’un guerrier, d’une machine de guerre. Incapable de retrouver une sensibilité en son foyer (Chastain, aussi douce que dans The Tree of Life, ne voit jamais sa délicatesse embrassée par son mari), il est contraint à l’exil lorsque son père politique (Brian Cox, le sénateur) le renie en souhaitant du même coup bien paraître aux yeux de la plèbe révoltée (menée par Lubna Azabal, source d’un autre cri primal, celui des foules).

Leurre pour convaincre le peuple que le gouvernement s’est débarrassé de ses manières militaires, le renvoi de Coriolan dans la campagne le fera revenir à la tête des armées barbares. Traversant les lignes ennemies à deux reprises (pour aller en pays volsque et pour en revenir), le protagoniste a tous les atours du fantôme shakespearien alors qu’il s’efface graduellement derrière l’idée même de la vengeance et de l’honneur. La structure originale de la pièce titrait les actes ainsi : « Acte I - Ennemi de la Plèbe; Acte II - Sauveur de Rome; Acte III - Ennemi de la plèbe; Acte IV - Ennemi de Rome; Acte V - Sauveur de Rome ». À force de manipulation, il devient « a kind of nothing », dit le sénateur en parlant de sa dernière rencontre avec le revenant. Plongée dans l’« hubris » la plus dévastatrice, sa haine le coupe des liens familiaux.

Plongé dans la démesure, Fiennes est terrifiant et hurle comme peu ont hurlé au cinéma. Jusqu’à rendre son personnage inhumain pour le ramener ensuite, à force de discours maternels, dans une humanité souillée, qui a honte d’avoir fait tuer son héros. En réfléchissant sur l’importance, mais aussi sur l’impossibilité d’être une légende guerrière, le scénariste John Logan reprend le raisonnement là où il l’avait laissé dans Gladiator lorsqu’il avait fait de Maximus le surhomme de toute une caste d’opprimés. Une dizaine d’années plus tard, et à la suite d’une trentaine de films à l’héroïsme exalté (celui des super-héros) ayant envahi Hollywood, il se glisse dans le texte de Shakespeare, n’ajoutant aux dialogues qu’une nouvelle manière de les insérer à la diégèse (dans un bulletin de nouvelles pour faire parler la chorale, dans une chambre des communes plutôt qu’un sénat) et nous livre avec Fiennes aux commandes, l’une des plus brillantes redites de l’auteur anglais. En démontrant l’échec de l’héroïsme guerrier vanté par la république de l’Antiquité et par celles de l’ère moderne (des républicains et des autres), il révèle que cet idéal qui nous endort est une illusion conçue dans le but de faire taire d’autres cris qui devraient à leur tour s’élever. Des cris de protestation, des cris de grèves et de manifestations, des cris d’aujourd’hui.
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Critique publiée le 20 janvier 2012.