WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Frantz (2016)
François Ozon

Toute vérité n’est pas bonne à dire ou Tout film n’est pas bon à (re)faire

Par Jean-Marc Limoges

« "Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure que je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d’un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ?"

Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux.
"Il s’agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit ; et presque aucun de ces animaux qui s’égorgent mutuellement n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent."
 »

— Voltaire, Micromégas (1752)

 
Dans L’effet-personnage dans le roman (1991), Vincent Jouve stratifie le lecteur en diverses instances lectoriales : le « lectant-jouant » (s’embarquant dans un récit pour tenter d’en deviner la fin), le « lectant-interprétant » (s’ingéniant à déchiffrer un texte pour en extraire le message), le « lisant » (s’adonnant à la lecture pour sympathiser avec les personnages), le « lu » (s’oubliant devant l’œuvre pour vivre de tumultueuses aventures par procuration). Nous portons tous en nous l’une et l’autre de ces instances et chaque livre — ou chaque film — (selon son genre) en titille toujours l’une plus que l’autre. Par exemple, un film policier interpellera le « lectant-jouant », un drame de mœurs le « lectant-interprétant », une comédie romantique le « lisant » et un film d’action le « lu ». Aussi y a-t-il rencontre quand le lecteur — ou le spectateur — s’assoit dans la position attendue par l’œuvre et y a-t-il ratage quand le siège où l’on se trouve n’est pas celui dans lequel nous étions invités à nous asseoir. En décidant de « remaker » Broken Lullaby (1932) d’Ernst Lubitsch – un film qui s’adressait très clairement au « lectant-interprétant » (celui qui cherche à interpréter le message véhiculé par l’œuvre en se positionnant par rapport à un enjeu dramatique déchirant les personnages et à répondre à une question éthique ou morale que pose, à travers eux, l’auteur) – et en en noyant le propos dans un récit aux stupides rebondissements affamant le « lectant-jouant » (celui qui, en somme, joue à démasquer celui qui a fait le coup ou à deviner ce qui a bien pu se passer), Ozon manque un rendez-vous qui aurait pu être d’une criante actualité.
 
Alors que Lubitsch établissait, dès les premières images de son film, grâce à une distanciation toute teintée d’ironie, un propos anti-militariste fortement engagé, Ozon nous emberlificote dans une romance cheapette à tendance homosexuelle et s’engage, lui aussi, mais dans un navrant cul-de-sac. Dès le titre de la version française — L’Homme que j’ai tué (qui était aussi le titre de la pièce de Maurice Rostand, dont le film de Lubitsch est l’adaptation) —, le lourd secret que fourre Ozon dans la gorge de son personnage est d’emblée révélé : le jeune musicien français, embourbé malgré lui dans cette « Grande guerre » qu’il n’a pas voulue, traumatisé par le meurtre, dans les tranchées, du soldat allemand devant lequel il s’est abruptement retrouvé et qui n’avait, lui non plus, manifestement pas demandé à y être, entreprend de mener à terme un chemin de croix qui le conduira jusqu’à la ville natale du défunt afin d’obtenir le pardon de ses parents endeuillés.
 
Partant, dans la version de Lubitsch, l’enjeu ne consiste pas, pour le spectateur, à résoudre de triviales énigmes – Que vient donc faire ici ce Français ? Frantz était-il vraiment son amant ? Combien de fois l’ont-ils fait ? —, mais plutôt à s’identifier à cet homme sensible qui n’a pas demandé à tuer, à le forcer à se demander ce qu’il aurait fait, lui, pour obtenir sa rémission, à l’exhorter à se questionner sur la dimension éthique du mensonge qu’il se surprendra lui-même à forger quand, sur le point d’avouer son crime, il se retrouvera devant des parents enjoués à l’idée d’entendre parler cet homme qui a connu leur fils. En étouffant dans les froufrous narratifs le secret de ce Français débarquant sur la tombe de Frantz, Ozon contraint le spectateur à joindre les membres de la famille teutonne qui le reçoit et à se perdre en de libidineuses conjectures le conduisant sur des sentiers inutilement sinueux au bout desquels on perdra toute trace du poignant pamphlet pacifiste.
 
Car dès la dynamique trouée qu’opère son film, Lubitsch monte au front et donne le ton. Les plans sont éloquents, les raccords grinçants, les contrepoints explosifs. « C’est un jour de joie et d’allégresse pour nous tous », déclare, le jour de l’Armistice, la voix d’un prêtre de pacotille resté d’ailleurs hors-champ devant une armée de fidèles encore casqués et mutilés. Puis, après un délicat fondu enchaîné, la caméra embrasse, en plan large, l’église exsangue, vidée de ses ouailles, et entreprend, depuis la chaire où elle s’était planquée, intriguée par un détail qui jure dans la nudité de la pierre, un mouvement de grue qui nous révélera notre homme, plongé dans une profonde léthargie. Il courra voir le prêtre et crachera, à la cinquième minute du film, le morceau que mastiquera Ozon pendant plus d’une heure : « Mon père ! Aidez-moi ! Je ne peux pas oublier son regard. J’ai tué un homme. »
 
Le film de Lubitsch nous invite donc, dès le départ, à nous placer dans la position du « lectant-interprétant » : c’est à un émouvant conflit moral que le spectateur devra se confronter, non à un insipide jeu de devinettes. Le Français : « Je ne suis pas né pour tuer. J’étais musicien. Je jouais dans un orchestre… Je voulais offrir la beauté à ce monde. Mais c’est la mort que je lui ai apportée. » Le prêtre : « Vous n’avez commis aucun crime. Vous n’avez accompli que votre devoir. » Le Français : « Le devoir de tuer ?! Est-ce là la réponse que l’on me donne dans la maison de Dieu ? » Puis, la quête est lancée : « Si j’allais voir sa mère à genoux… est-ce qu’elle me pardonnerait ? » Après les douze premières minutes, l’enjeu est posé, douze premières minutes passées sous silence par Ozon et qui en déplace (sinon en efface) radicalement la portée. Pourquoi fallait-il qu’on édulcorât ainsi le poignant brûlot au profit d’une feinte histoire de fesses ?
 
Qu’on ne s’y méprenne. Ozon égraine avec ostentation moult implants sur les pas de son efféminé violoniste, lesquels se révéleront être de fort saumurés harengs rouges. Aux parents de Frantz (que nous ne savons pas, dans cette version, qu’il a tué), il raconte des bobards (que nous prenons, tout comme eux, pour la vérité) : il a connu leur fils, à Paris, ils se sont tous deux intimement frottés à la musique (un lancinant flash-back joint l’image à l’insulte, et tout en pâlottes couleurs s’il-vous-plaît – procédé si cliché, si souligné, si appuyé, et au final si gênant, que même des étudiants en cinéma n’osent même pas l’utiliser), ils se sont tendrement murmuré des poèmes de Verlaine (l’amant de Rimbaud, faut-il le rappeler ?), ils se sont pâmés avec émotion, au Louvre, devant des représentations de Saint-Sébastien (icône homosexuelle, doit-on le souligner ?)… Bref, Ozon fait tout pour qu’on mordille à son hameçon. Mais pourquoi ? Pour que le spectateur, se croyant plus perspicace que les parents qui n’y pigent que dalle, ait l’impression de capter un message qui ne rime à rien ? Puis Ozon en remet. Puisque Adrien (c’est son nom) est aux femmes, faisons donc sautiller le récit pendant une autre heure. Après son départ précipité, au mitan du film, Anna (la fiancée de Frantz), devant s’avouer qu’elle en est tombée amoureuse, part à sa recherche. Le retrouvant après d’innombrables — et bien superfétatoires — péripéties, elle apprendra qu’il est lui-même fiancé à un laideron de service que sa mère aristocastratrice le somme d’épouser. Mais pourquoi ? Où est passé l’enjeu ? On parlait de meurtre, pas de ménage.
 
Dans la version de Lubitsch, Paul Renard (c’est le nom du français), arrivé chez les Holderlin (c’est le nom de la famille), tente de leur avouer son secret (que nous connaissons). Nous tremblons avec lui. Mais le vieux docteur ne veut rien entendre : « Vous et moi, nous ne pourrons jamais nous comprendre. Des millions de morts nous séparent. » Puis, quand sa femme et lui apprennent que ce jeune homme est allé se recueillir sur la tombe de leur fils, ils présupposent (un peu trop) vite qu’il l’a (très bien) connu. Aussi font-ils tomber le fusil de leur épaule et l’accueillent-ils à bras ouverts. Il faut dès lors comprendre que, pour ces gens qui ignorent qu’ils ont devant eux l’assassin de leur fils — et malgré son origine — celui-ci devient ipso facto un des leurs. Et puisque nous avons cet ascendant sur eux — ascendant qui nous manque dans la version d’Ozon —, nous tentons de contenir ce malaise généré par cette situation qui fait que l’« autre » est un ami — ou un ennemi — selon les intentions qu’on lui présuppose et le passé qu’on lui imagine, non selon les actes qu’il a réellement commis. Cédant à la pression, ne pouvant ni ne voulant les blesser une seconde fois, Paul se voit obligé d’inventer son mensonge (mensonge que nous prenons pour la vérité dans la version d’Ozon) et Lubitsch nous invite à nous questionner sur l’éthique d’un tel agissement (questionnement absent de la version d’Ozon et transformé en libidineuses interrogations).
 
Par ce simple changement de focalisation, les questions morales — Peut-on pardonner (en temps de guerre) à l’assassin de son fils ? L’absolution parentale (à défaut de l’absolution religieuse) peut-elle laver l’âme d’un soldat, a fortiori d’un soldat qui n’a pas demandé à en être et qu’on a obligé à se transformer en machine à tuer ? Le mensonge qui permettrait à celui qui le gobe (le père) de tenir un discours pacifiste aux siens (à la taverne), et qui réussirait, peut-être, à en changer les idées racistes est-il excusable ? — sont transformées en de vulgaires questions narratives : se marieront-ils, vivront-ils heureux et auront-ils beaucoup d’enfants dans l’infanterie ?
 
Chez Lubitsch, nous trouvions, par rapport à la guerre, et malgré la proximité temporelle de la Première Guerre mondiale, un salutaire détachement. Qu’un Français séjourne, en 1919, chez des Allemands, tout le village le pointera du doigt et potinera sur lui, mais le mercier se frottera les mains parce que la demoiselle lui achètera une robe et le boucher aiguisera son couteau parce qu’il vendra une cinquième côtelette. Lubitsch nous dit qu’en temps de guerre (ou tout juste après), tout le monde tire son petit avantage, son mesquin profit. Chez Ozon, et malgré la menace imminente d’une Troisième Guerre mondiale, le propos est ironiquement moins actuel que le film de 1932. Les pointes acerbes ont laissé place aux pointes émoussées d’un triangle (amoureux) n’arrivant pas à nous atteindre.
 
Enfin, en plus d’affadir en fadaises ce qui aurait pu être une inquiétante alarme, Ozon diminue aussi l’importance du personnage féminin. Dix minutes avant la fin du film de Lubitsch, le jeune homme, après avoir péniblement serré son secret entre ses dents, finit par tout confesser à la fiancée de laquelle il s’est tranquillement épris. Aussi, si c’est une femme qui a déclenché la guerre de Troie, sera-ce une femme qui deviendra la gardienne de la paix. C’est sur ses frêles épaules que, ultimement, repose la suite de l’Histoire. Choquée, humiliée, trahie, Elsa l’est certes. Mais cette disgrâce personnelle mérite-t-elle qu’on réactive la haine des parents, puis, de toute une communauté ? Dévoilera-t-elle le secret ou non ? Dans la version de Lubitsch, la jeune femme court voir sa belle-mère et lui raconte à son tour un bobard, lequel scellera finalement l’amour qu’elle éprouve réciproquement pour le jeune homme, laissant les vieillards se bercer dans leurs illusions. Dans la version d’Ozon, Anna se tait. Ozon la réduit au silence. Dans la version de Lubitsch, c’est la jeune femme qui fait la morale au musicien et qui le somme de devenir le fils de substitution ; voilà comment il obtiendra sa rémission. Acceptant la proposition, il fera revivre leur fils en empoignant son violon et en jouant pour eux les airs de Beethoven dont il les dorlotait. Il sera rejoint, au piano, par Elsa, laquelle scindera leur union, et marquera, par la musique, la fin du film et le début de la paix. Dans le film d’Ozon, Anna se contente de nous regarder et de nous sourire béatement avant le fade out final.
 
S’il est un mérite au film d’Ozon, c’est de nous permettre de revoir le film de Lubitsch, voire de découvrir la pièce de Rostand, lesquelles sont cent fois plus d’actualité depuis la boue de leurs lointaines tranchées que cette insipide romance engorgée d’eau de rose. « Mon père, vous me croyez fou. Suis-je fou ? Neuf millions de personnes ont été massacrées et déjà, on parle d’une autre guerre. La prochaine fois il y aura 90 millions de morts. Et on trouve cela normal ! Dans ce cas, je préfère être fou ! Je n’ai tué qu’un seul homme, Walter Holderlin, et son souvenir me poursuit. » Ce sont ces lignes, prononcées il y a près de cent ans jour pour jour (Walter est mort le 22 octobre 1917), qui résonnent tragiquement aujourd’hui, non le terne triangle tracé par Ozon.
4
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 24 avril 2017.