Avant les rues s’inscrit, et c’est le moins qu’on puisse dire, dans un contexte délicat. Ce contexte, il le rappelle en ouverture, par le biais d’une citation d’Hubert Reeves adressée au spectateur : « Personne ne sait comment sont exactement les choses quand on ne les regarde pas », établissant d’emblée la posture de la réalisatrice Chloé Leriche, investie depuis de nombreuses années dans le projet du Wapikoni mobile. En dévoilant son film sous cette loupe, elle affirme qu’elle nous fera regarder une condition humaine à laquelle on ne prête que trop peu d’attention. Et en effet, on ne peut que lui donner raison : il aura fallu les vagues de suicides d’Attawapiskat pour que la « question autochtone » soit à nouveau considérée comme un enjeu de débat et de conscientisation dans les grands médias. Avant cela, la mise au jour de l’ampleur de la tragédie des pensionnats et la Commission vérité et réconciliation n’ont su « promouvoir » que cette même image de détresse, problématique parce qu’elle échoue constamment à saisir l’ambivalence complexe de la condition autochtone, quand elle ne la restreint pas à des clichés teintés de colonialisme. Récemment, face à of the North, même le discours critique et sa politique des représentations a subi les secousses, qu’on croirait inévitables, du choc des altérités.
Pourtant, il semble que c’est dans cette même inévitabilité tenue pour acquise que le problème de la représentation des autochtones débute, cette inévitabilité de la détresse qui a confiné ses figures à des schèmes de mendicité symbolique. L’autochtone médiatisé du Québec l'est, implicitement ou non, par ses manques, ses besoins et sa condition essentiellement orientée par ses origines, formant une image médiatique restreinte au déterminisme ethnique. Dans ce marasme des représentations qui perdure, Leriche plante sa caméra et filme Shawnouk (Rykko Bellemare), un jeune Atikamekw au dépourvu, qu’on nous présente par un chant empreint du malheur de son quotidien. Shawnouk acceptera un soir d’aider un magouilleur (Martin Dubreuil) à faire quelques vols dans la région. Il n’a vraisemblablement pas le choix : le travail semble tellement rare que Shawnouk dépend encore de ses parents, de sa mère au foyer et de son père agent de police, avec qui il ne s’entend pas. Le soir du vol, la vie de Shawnouk chavire dans l’enfer. Le propriétaire de la maison volée les surprend, le complice de Shawnouk dégaine son arme, ce dernier tente de l’en empêcher et au terme d’une lutte que la caméra transmet avec toute la confusion d’une scène de crime nocturne, l’abat. Meurtrier et complice des vols perpétrés, Shawnouk prend la fuite pendant que le père enquêtera sur le crime commis par celui qu’il sait être son fils.
La prémisse d’Avant les rues permet au film de faire place aux errances de son protagoniste en le menant, à travers de nouveaux boulots et un séjour dans une hutte à sudation, à remplir lui-même les conditions du pardon de sa peine. Protégé par son père, Shawnouk échappe au système de justice canadien et amorce une lente reconstruction, une forme de guérison de l’esprit qu’il ira chercher non pas dans son nouveau métier de concierge ou d’agent de la fourrière municipale, mais dans le renouvellement et la résurgence des croyances ancestrales du peuple Atikamekw. « Avant les rues » signifie que le chemin du salut de Shawnouk date d’avant les rues, que, pour répondre de son crime (qui est ambivalent puisqu’en tuant son complice il sauve un innocent), les moyens de sa nation qui nettoient l’âme suffisent à lui faire retrouver le sens de sa vie.
Insérée dans une structure éprouvée, qui manque parfois d’inventivité, cette voie de sortie du système de justice établi retourne le scénario sur lui-même, en réglant le nœud du film par des moyens qui ne sont pas ceux de la résolution du cinéma des Blancs. Pas de vengeance à trouver, pas de longue procédure judiciaire ou de couverture intrusive des médias auxquelles résister (chose qui s’explique, direz-vous, davantage comme une réalité que comme un choix d’écriture). Avant les rues donne ainsi à voir un récit qui prend de court le cliché, qui le détourne afin de réinscrire la culture autochtone au sein même des moyens narratifs qui mènent le film. La question n’est pas de savoir si Chloé Leriche est autochtone ou pas (elle avoue en entrevue avoir, comme bien des Québécois, une fraction de sang autochtone, mais avance surtout que son travail avec le Wapikoni mobile a stimulé chez elle un intérêt sérieux et croissant pour les cultures des Premières nations), mais bien de souligner à quel point son film l’est, c’est-à-dire à quel point il équilibre dans son récit les agencements institutionnels de la narration qui le rendent si lisible et qu’il les accorde aux particularités culturelles et sociales des Atikamekws. Il s'agit d'une manière pour la réalisatrice de sortir des représentations ancillaires, soumises à l’intervention des instances gouvernementales qui les ont elles-mêmes chosifiées.
Dans son pari, Leriche omet toutefois d’injecter dans sa mise en scène la détermination de ses personnages tout comme celle du combat historique qu’elle a décidé de mener. Rikko Bellemare, sa sœur Kwena (Kwena Bellemare-Boivin) et leur père Paul-Yves (Jacques Newashish) sont absolument excellents. Ils livrent un jeu fébrile, doté d’une précision sentimentale qui se maintient admirablement au gré des crises qu’affrontent leurs personnages. Et cette régularité, la réalisation ne parvient pas à l’avoir, soit parce que la direction photographique est inconsistante et tire peu profit du scénario (sinon dans de courts plans impressionnistes peu convaincants), soit parce que le découpage du film s’empêtre dans des répétitions (de plans, de mouvements, de compositions) qui trahissent un usage trop convenu de la boîte à outils du cinéma. C’est à en croire que toute la mise en scène d’Avant les rues repose sur une poignée de plans et sur une conception systémique du cadrage qui épouse sans aucune tension les précipitations du récit (les scènes calmes sont tournées sur trépied, les scènes mouvementées à l’épaule et de de trop près, etc.).
Ces considérations d’esthète ne devraient toutefois pas empêcher le spectateur d’apprécier l’originalité certaine et la place que viennent occuper Avant les rues et Chloé Leriche dans le cinéma québécois. Une place qui n’est pas volée, qui ne s’est pas réservée sur une seule politique du sujet critique, mais qui poursuit, après les 3 Histoires d’Indiens de Robert Morin (ici consultant à la scénarisation), ce dialogue cinématographique entre une forme médiatique, qui a longtemps servi à dénaturer et à asservir la figure de l’Autochtone, et une culture qui, lorsqu’on la regarde avec l’humanité dont fait preuve Leriche, peut heureusement participer à renouveler ses codes les plus éculés.
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