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Thor : The Dark World (2013)
Alan Taylor

Le lever de marteau

Par Mathieu Li-Goyette
Thor est un personnage défiant les possibles et dont la particularité même – le marteau – représente une folie purement héroïque et foncièrement enivrante : son indestructibilité n'a d'égal que sa masse, sa simplicité trompeuse est celle d'une balle de fusil, intraitable, perçant les murs de béton comme le mur du son. Le vulgaire maillet, parce qu'il se rattrape lui aussi, institue Thor le frondeur immature à l'opposé de Captain America, franc soldat au bouclier invincible. À eux seuls, les deux figures les plus kitsch de l'imposant catalogue cinématographique de Marvel nous servent les films situés aux antipodes les plus fascinants; des épisodes attendus, « importants », car ils déterminent d'emblée les limites éditoriales du studio. Rien ne sera plus terre-à-terre que les aventures de Steve Rogers, chantre des bonnes vieilles valeurs de l'Amérique rooseveltienne et rien ne sera plus cosmique qu'une épopée nordique menée à travers les neufs royaumes protégés par Odin (Anthony Hopkins). Huitième film en cinq ans pour cette saga plurimédiale, Thor : The Dark World poursuit donc la cadence biannuelle du studio tout en ayant le mandat d'éclater les dimensions, de redonner à Marvel le sens premier de son nom – l'émerveillement – tout en insufflant une structure, une logique, à un monde en perpétuelle expansion.

Car si Iron Man 3 devait explorer les conséquences psychologiques chez une espèce humaine dorénavant en proie aux menaces extra-terrestres, Thor 2 fait preuve d'un désir tout à fait louable d'élargir notre perception du monde en deçà du nôtre – le « Dark World » du titre. Celui-ci, habité depuis la Création par les Elfes noirs, est le repère du vilain Malekith (Christopher Eccleston), un prince des ténèbres trop peu développé pour ses ambitions, une créature de la nuit qui, pour le bien de son peuple, souhaite assombrir les cieux des neufs royaumes lorsque leurs galaxies respectives s'aligneront. Face à ces Dieux, les enjeux terriens ne font plus le poids et c'est vers le cosmos que notre regard doit se tourner; à mi-chemin entre Star Wars et Lord of the Rings, Asgard doit aujourd'hui prendre de l'ampleur, se politiser, se densifier. C'est probablement pourquoi Alan Taylor, le réalisateur émérite de quelques-uns des meilleurs épisodes de Sopranos, Mad Men et Game of Thrones a été appelé en renfort, question d'instaurer une prestance aux luttes intestinales déclinées sur plusieurs points de vue.

Malheureusement, The Dark World n'en retire rien, du moins presque rien. Alourdi par un montage minable – il y manque des plans! – et une bande sonore dangereusement oubliable, le marteau de Marvel a été lancé en l'air sans que personne ne puisse le rattraper : la débandade déçoit, laisse deviner un scénario écrit à la hâte et sans aucune ambition tragique ou même critique. En résulte un film inégal, rempli de moments boiteux et d'ellipses fâcheuses qui indiquent un certain amateurisme dans le dynamisme ludique du blockbuster nouveau genre; chose que Marvel Studios avait pourtant brillamment mise sur pieds avec le pantagruélique Avengers.

Ce dilettantisme dérape dès l'élément déclencheur du récit, soit l'improbable chute de Jane Foster (Natalie Portman) dans la voûte millénaire où gît l'Aether, un MacGuffin abstrait qui ouvre la porte aux futurs films de la franchise sans jamais expliquer outre mesure la situation au spectateur. À l'image de la pierre bleue qu'utilisait Loki pour contrôler les esprits dans Avengers, le fluide rouge de Malekith renvoie aux méandres des comics; une manière excessivement prudente de satisfaire les initiés tout en surprenant les néophytes. Or à ne pas vouloir établir clairement les enjeux poursuivis par l'antagoniste, Taylor et les trois scénaristes qui se sont refilé l'histoire produisent un film aux apparats certes majestueux, mais sans aucun ciment dramatique.

Alors que le premier Thor était une introduction à l'univers cosmique en bonne et due forme, The Dark World historicise ce monde fantastique et met l'accent sur des terroristes sans visage maniant des avions kamikazes. Sans enjeux amplement développés, ni même de chute dramatique digne de ce nom lorsqu'un des protagonistes s'écroule pour de bon, le spectre de Ben Laden et de ses fanatiques reste dans la tombe. Jamais le cinéaste ne parviendra à recréer l'effet d'une guerre de la terreur, jamais ne réussira-t-il à nous faire ressentir la perte, voire la colère, sinon lors d'une une veillée funèbre, seul et unique moment céleste du récit.

Mais tout n'est pas à jeter. Le véritable intérêt du film repose pour ainsi dire sur la relation ambiguë qu'entretient Thor (Chris Hemsworth) avec son frère Loki (Tom Hiddleston), le personnage le plus intéressant de la franchise. Dieu du mensonge et de la tromperie, l'homme aux traits de serpent revigore tout ce qu'il touche dès son entrée en scène. Chacune de ses apparitions est l'occasion d'un retournement de situation, d'une ligne bien envoyée ou d'une fine exploration de sa relation avec son frère et plus particulièrement leur mère (Rene Russo). Créateur d'illusions, il est le seul être véritablement « magique » de la saga : là où Thor brise, Loki surprend. Il infléchit la progression dramatique classique et apporte une part de joute éthique à ce monde où tout est trop prévisible et pas assez merveilleux – marvelous.

Œuvre artisanale impressionnante, pleine d'idées amusantes (comme ces drakkars spatiaux, ces grenades d'antimatière ou encore cette confrontation finale qui donnera des frissons à tous les joueurs de Portal), The Dark World est un soufflé manqué, rempli de « et si? ». Et si, au lieu de singer le montage parallèle des finales de Star Wars, l'on s'était appliqué à mieux calculer le temps, à mieux définir l'espace? Et si, au lieu de balader Thor et Malekith à travers tout Greenwich, l'on s'était permis d'explorer ces autres royaumes toujours inconnus, ces mondes de possibles? En cartographiant un univers aussi large, en le disséminant aussi maladroitement dans un film comme celui-ci, puis une série télévisée médiocre comme Agents of S.H.I.E.L.D., Marvel Studios ne creuse pas suffisamment la pensée philosophique de ses récits. En une époque de crise, le réenchantement du monde que propose Marvel n'est appréciable et artistiquement viable que si – et seulement si – il propose une quelconque morale. À défaut d'y porter attention, la saga pourrait voir ses qualités s'étioler de film en film, nous laissant l'impression d'avoir été dupé et qu'à notre insu, quelqu'un, quelque part dans un studio de cravatés, a saccagé le précieux grimoire populaire du comic book, cette vieille Bible enluminée dont on aurait gratté les feuilles d'or pour mieux se remplir les poches.

« Whosoever holds this hammer, if he be worthy, shall possess the power of Thor », murmura Odin en enchantant le marteau. Avec Thor : The Dark World, ni même le Dieu du Tonerre accomplirait telle prouesse que de lever sa masse du sol. Ne peut-être preux celui qui n'agit selon aucune morale. Ne peut-être exaltant ce qui ne prend aucun risque, ce qui, pour satisfaire des besoins mercantiles, usine du mythe en pensant encore que c'est dans le paraître que se cache l'être.
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Critique publiée le 8 novembre 2013.